Pierre Uhrich, septembre 2006

Jerry Berndt, septembre 2006

Xavier Girard, décembre 2006

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« Nous sommes fait de Moi et de Ça, de chair et
d'esprit, et aussi d'acides nucléiques, de traditions,
d'hormones, d'expériences, de traumatismes
passés et récents; aussi sommes-nous condamnés
à traîner derrière nous, du berceau à la tombe, un
Doppelgänger, un frère muet et sans visage, qui
partage pourtant avec nous la responsabilité de
nos actes, et par conséquent de nos pages.
»

Primo Levi
[in Le métier des autres, Gallimard]


Au départ, il y a le refus obstiné de ce vendeur ambulant de marrons de me laisser photographier son visage buriné par la misère de la rue, dans le chaud soleil de cette fin d'après-midi. Je me suis alors dit qu'il n'y aurait jamais qu'un seul modèle avec lequel il ne pourrait y avoir de problème: moi. Avantage non négligeable: je suis toujours bien présent, jusque dans mes absences, lorsque je tiens un appareil photographique à la main.

Le cinéma m'a aussi appris qu'une image doit d'abord exprimer un rapport au monde, son appréciation étant fonction du degré d'exigence et de morale, esthétique (évidemment), de son auteur, littéralement de son point de vue. Ce que Susan Sontag énonce autrement pour la photographie (in Sur la photographie, Christian Bourgois): « Fondamentalement, l'appareil photo fait de chacun un touriste du réel d'autrui, et finalement du sien. » Il me semble cependant que, dans la plupart des cas, l'autoportrait réalise un trajet exactement inverse, de son propre réel vers celui d'autrui. Je pense en particulier à Gilles Deleuze, qui, lorsqu'il évoque le concept de monades développé par Leibniz, parle d'un individu subjectif qui est la totalité du monde, mais n'en exprime clairement qu'une petite partie proche de lui, ce que Leibniz appelle un département du monde.

Ces photographies ont été faites au quotidien, sans préméditation ni repérage. J'en revendique le style documentaire. D'autres que moi, Occidentaux vivant en milieu urbain à la fin du XXème siècle, pourront peut-être se reconnaître dans mon rapport à mon département du monde.

Pierre Uhrich.
Paris, septembre 2006.




J’ai rencontré Pierre pour la première fois en 1992. Nous étions assis tranquillement dans mon studio à Boston, à parler de photographie, quand il a fini par sortir une boite de tirages.
« Jette un coup d’œil à ça et dis-moi ce que tu en penses » m’a-t-il dit.
Je les ai regardées, longuement. Puis, sur le mode de la plaisanterie, je lui ai dit « Oui, je vois, c’est comme Looking for Waldo », ce livre pour enfants où il faut chercher Waldo dissimulé au milieu d’une foule de personnages.
Dans ma tête, je pensais surtout que c’était de la foutaise narcissique.

Heureusement, Pierre n’a pas pris ce que j’ai dit au sérieux. Il a continué à travailler sur son projet, obstinément, seul.

Quelques années plus tard, j’ai repensé à ses photos. J’étais en train de tourner le rétroviseur extérieur d’une voiture sur un parking, pour vérifier mon image avant un rendez-vous. La révélation fut totale. J’avais enfin compris.

En tous lieux, nous nous cherchons nous-mêmes, réfléchis dans les vitres et les miroirs, déformés dans les flaques d’eau, courant après nos ombres.
Le monde est plein de nos reflets furtifs. Et les images de Pierre sont une variation sans fin de ce je est un autre, que nous tentons de surprendre et qui se dérobe, se fragmente et se réfracte, s’entrechoque et se brise sur le cadre et les surfaces du monde. Et, souvent, nous nous sentons aussi seuls et incertains que le Pierre de ces images.

Regardez attentivement. Pierre est un des photographes les plus créatifs que je connaisse, inventant, réinventant, et créant sa vision à l'intérieur de paramètres très étroits. Ces photographies ne sont pas seulement une représentation de lui, mais une vision de nous tous.
Ce sont de vraies images. Et Waldo n’avait rien à voir là dedans.

Jerry Berndt.
Paris, septembre 2006.



Article publié dans le Journal Sous Officiel, Marseille, 6ème année, N°030, Numéro de Frimaire 2006, pp. 19-21.

Pierre Uhrich


« Un paysage, c’est pareil qu’un visage »

(Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais d’elle, 1967)


Pierre Uhrich est photographe. Fragments 1990-2001 est sa première exposition personnelle. Il dit : « J’ai appris à regarder par le cinéma » - parole de cinéphile - à Besançon d’abord, où, étudiant en physique [1], il court les salles d’art et d’essais et fait le plein de « classiques » mais aussi de blockbosters. Milieu des années 80, s’il monte à la capitale, c’est à cause de la cinémathèque. Comme Thierry Jousse, il peut dire : « C’est le Paris d’A bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959) que j’ai d’abord voulu retrouver et qui a façonné mes promenades dans la ville réelle… C’est par le cinéma que je me suis constitué en habitant des villes…» [2]. Né au cinéma avec la fin d’une certaine « histoire du cinéma », il appartient à la génération des « derniers héritiers », ceux dont Serge Daney disait qu’ils étaient : « les derniers à avoir vu en chair et en os les Dreyer ou les Lang, quand ils passaient chez Langlois, c’est-à-dire chez nous » [3].

Dans ces premières années parisiennes, le cinéma est l’île atlantique du jeune Uhrich, un rêve de « Paysan de Paris » ou de « Nadja ». L’histoire commence, c’est celle d’un homme qui après avoir traversé les films de Jean Renoir, Mizoguchi, Kurosawa, John Ford, Cassavetes et de la Nouvelle Vague marche dans une ville où les vitrines des magasins et des cafés et jusqu’aux miroirs jetés à la poubelle lui renvoient son visage, son corps, sa dégaine solitaire de cinéspectateur (Comolli) venue à sa rencontre, comme les vampires de Murnau. Les photographies de ces Fragments sont l’histoire de cette rencontre.

Les pères fondateurs des Cahiers seront ses « passeurs » : André Bazin l’aide à prendre conscience de la place de l’opérateur et du « point de vue » adopté par le réalisateur, tout en posant la question de l’éthique (qui sera aussi celle de Serge Daney dans les années Libé-TV), Jacques Rivette lui révèle l’importance accordée au visage et Jean Douchet l’appréciation du sentiment, de la sensibilité et de la sensation dans le cinéma d’auteur, Douchet, sésame de la Nouvelle Vague, dont il suit les séances d’analyse de film du lundi soir à la cinémathèque et dont les études fondées sur la place donnée au spectateur et l’analyse de détails parfois infimes se révèlent déterminantes.

Il commence par photographier les rues de Paris comme Godard dans Pierrot le fou, ou le flâneur de Walter Benjamin, un peu à la sauvette (il cite Doisneau). On imagine des images en noir et blanc, avec cette sorte de pulsation, les dissymétries, les mouvements, le bougé, le côté jazzy, les décadrages et ce sens de la durée venus des plans de cinéma.

C’est donc, à peine sorti de la salle de projection, en « spectateur des rues » [4], en marcheur somnambule, le visage ou trop lumineux, encore éclairé et comme surexposé par l’écran de cinéma, ou trop sombre, plongé dans une ombre de film noir, qu’il devient photographe. Le bar qu’il photographie dans Paris, 1993, comme un Melville et qui fait si fort penser aux films américains des années trente est aussi l’endroit préféré des cinéphiles, celui où le film parlé se transforme en images.

Mais s’il choisit la photographie, son « cinéma fixe » (selon la formule que Dominique Païni applique à Bernard Plossu) [5], c’est, dit t-il, à Denis Roche qu’il le doit et à l’exposition que la galerie Maeght consacre en février 1991 aux photographies réunies dans l’ouvrage Ellipse et laps [6], des images réalisées entre juillet 1972 et août 1990, aux prises avec « l’ombre douteuse et la lumière approximative » (Samuel Beckett) et dont l’écrivain décrit, en manière de « Photolalies » [7] : « la montée des circonstances » comme dans un film.

« Ce jour là, se souvient-il s’est produit un basculement, j’ai compris que des photographies pouvaient exprimer le passage du temps. » Il ne dit pas plus, mais on comprend : avec une puissance expressive, une émotion, un sens de la féerie concrète et du récit, que seuls les films de la cinémathèque lui avaient fait éprouver.

Une image, particulièrement, retient son attention, celle du « mardi 11 juin 1985 » que Denis Roche réalise à Cologne, et dans laquelle on voit l’écrivain s’avancer vers le graffiti bombé sur un mur d’immeuble d’un squelette à l’air goguenard, les pieds posés sur le sol, fermement décidé à lui barrer le passage de ses bras écartés. Dans la série de photographies consacrée à l’autoportrait du photographe écrivain en couple, Uhrich est surtout frappé par le plan séquence où Denis Roche enregistre successivement l’apparition et la disparition du modèle, livrant ainsi, peut-être, la meilleure définition de son travail actuel : « une disparition qui apparaît ». Disparition qui hantera les images qu’il réalise de paysages où l’ombre du photographe se dessine comme en surimpression (Juan-les-pins 1993, à Amiens 1994 ou Rockport 1994) ou derrière la liste des noms gravée sur la vitre du monument aux morts de la guerre du Vietnam dans Washington 1994.

Les Fragments d’un autoportrait [8] qu’il réalise depuis lors, avec son Leica M6 (l’appareil fétiche d’une certaine « histoire de la photographie » moderne que beaucoup, aujourd’hui, proclament un peu vite achevée, comme le soin apporté aux « épreuves aux halogénures d’argent virés au sélénium » tirées magnifiquement par Jerry Berndt) portent l’empreinte de cette révélation : la photographie peut dire le temps. Quand bien même il s’agit de fragments  ce sont, dit-il, de ses images, des « fragments de mon existence », des clichés d’une vie elle-même fragmentée entre le laboratoire du physicien et son « activité intermittente » de photographe, sans rapport avec son autre vie.

L’autoportrait aurait alors pour fonction, de représenter l’autre métier, celui de son double ou Le métier des autres [9], celui d’un revenant, d’un anonyme remontant d’un autre pays ou d’un autre paysage et vérifiant dans son visage spectral l’étendue des détours par lequel il dut passer pour rencontrer sa propre image. Laquelle, on le sent bien lui est aussi familière et aussi étrangère que le paysage où elle vient à disparaître et d’où elle refait surface. Il dit de ses voyages : « C’est un concours de circonstances auquel je reste toujours un peu étranger » et des lieux de ses photographies : « ce sont des endroits où je me suis transporté moi-même » mais aussi « des moments pendant lesquels je me retrouve moi-même » comme s’il s’agissait d’un autre, ou de l’autre, l’homme en voyage professionnel, l’homme toujours déplacé comme Chaplin ou Monsieur Hulot, comme si la photographie avait le pouvoir de filmer cet autre, cet « autoportrait à moi » disait doublement Van Gogh, ou ce « corps habillé » que Kafka avait décidé d’envoyer à sa place assister aux Préparatifs de noce à la campagne.

On songe ici bien sûr à l’héritage américain d’Atget (à qui bien des vitrines d’Uhrich font penser), à Walker Evans (mais sans l’investissement sociologique du photographe de la FSA) à son goût pour la frontalité et à sa fascination pour l’image dans l’image (de la carte postale aux enseignes et aux affiches de pub en passant par la photo anonyme) et à Robert Frank pour qui les photos étaient aussi : « des objets étranges, à moitié ensevelis, venus d’un autre temps, des objets doués d’une curieuse résonance, porteurs d’informations, de messages souhaités ou non, réels ou non. Des objets qui dérangent, qui racontent, qui font le mort et qui souvent justifient l’intérêt qu’on leur porte.» [10]. Et parfois aux vitrines et aux rétroviseurs de Friedlander.

Dans Paris 1999, un personnage s’évanouit dans un halo lumineux : la nuit, les écrans, les vitesses, le paysage sonore (le jazz de Miles, Coltrane, Texier), les lumières de la ville l’auront rattrapé. A Toulouse, une nuit (Toulouse 1998), il réalise un autoportrait sur fond de façade d’immeuble, la tête tranchée par une ligne de séparation entre deux reflets, comme ces portraits à l’ étal d’une boucherie, dans cette « zone d’indécision objective »  que traquait Francis Bacon. D’autres images barrées par une oblique - Paris 1994 (2) - ou une traversée de lignes photographiées à toute vitesse dans le train de Reims-Paris 1993, citation possible de Through the Train Window, 1950 d’Evans ou des photos de voyage en train de Plossu - mettent en scène les empêchements du photographe, comme autant d’autorisations détournées, autant d’entailles, autant de lignes de rencontre ( lignes graphes, lignes croisillons, lignes miroir brisé, lignes néons) entre le paysage et le photographe .

Souvent, ses autoportraits sont vus à travers un écran qui sert à la fois de surface de projection et de grille. Dans Paris 1991, l’opérateur apparaît derrière un quadrillage, ou dans Paris 1997, reproduit en plusieurs exemplaires dans les miroirs ovales d’une boutique. Tout se passe comme si gêné par la présence toujours excessive de son personnage, la fragmentation, l’effacement ou la multiplication de l’image délivrait le photographe de sa domination. La vitrine, l’ombre portée, les divers écrans qu’il interpose entre son modèle et lui, les rétroviseurs ou les miroirs brisés sont là seulement pour rendre moralement acceptable la prise de vue et desserrer la photographie de son emprise.

C’est dans cet estrangement cinégénique, ce battement intime entre présence et absence, visage et paysage, film et photographie, écran et miroir, moi-même et l’autre (le physicien et le photographe) que se tiennent, spectralement, les autoportraits de Uhrich.

J’oubliais : une de ses musiques préférées s’appelle : Mosaïc Man.


Xavier Girard
Marseille, décembre 2006.


[1] La physique qui le conduira au laboratoire de l’Observatoire de Paris, chargé de recherches sur la mesure du temps.

[2] Thierry Jousse, La ville au cinéma, encyclopédie, sous la dir. de Thierry Jousse et Thierry Paquot, Cahiers du cinéma p. 9

[3] Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, entretien avec Philippe Roger, Aléas, 1991, p. 108

[4] idem, comme le dit bien Jean-Louis Comolli, in Du promeneur au spectateur, p. 29.

[5] Dominique Païni, Les lois de l’accommodation, in Le cinéma fixe ? Bernard Plossu, Ecole des Beaux-Arts de Rouen, 2202

[6] Denis Roche, Ellipse et laps, préface d’Hubert Damisch, Maeght éditeur, Paris, 1991

[7] « J’appelle « photolalies » cet écho muet, ce murmure de conversation tue qui surgit entre deux photographies, très au-delà du simple vis-à-vis thématique ou graphique », Denis Roche, Photolalies, p. 5 

[8] Titre que le photographe avait d’abord donné à l’exposition en insistant sur l’article indéfini. Comme la danseuse de Mallarmé ou le héros des Fragments narratifs de Kafka, le visage d’Uhrich en photographe n’est littéralement personne mais un écran de projection, une ombre portée, un paysage.

[9] Titre d’un ouvrage de Primo Levi (Folio) dont Uhrich a choisi de reproduire un passage à l’entrée de l’exposition.

[10] Robert Frank, Photopoche, CNP, Paris 1983, J’aimerais faire un film




Fragments 1990-2001
Pierre Uhrich
Photographies
Galerie Dukan&Hourdequin
83 rue d’Aubagne, 13001 Marseille
30 novembre 2006 - 20 janvier 2007.


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