Au départ, il y a le refus obstiné de ce vendeur ambulant de marrons de me laisser photographier son visage buriné par la misère de la rue, dans le chaud soleil de cette fin d'après-midi. Je me suis alors dit qu'il n'y aurait jamais qu'un seul modèle avec lequel il ne pourrait y avoir de problème: moi. Avantage non négligeable: je suis toujours bien présent, jusque dans mes absences, lorsque je tiens un appareil photographique à la main.
Le cinéma m'a aussi appris qu'une image doit d'abord exprimer un rapport au monde, son appréciation étant fonction du degré d'exigence et de morale, esthétique (évidemment), de son auteur, littéralement de son point de vue. Ce que Susan Sontag énonce autrement pour la photographie (in Sur la photographie, Christian Bourgois): « Fondamentalement, l'appareil photo fait de chacun un touriste du réel d'autrui, et finalement du sien. » Il me semble cependant que, dans la plupart des cas, l'autoportrait réalise un trajet exactement inverse, de son propre réel vers celui d'autrui. Je pense en particulier à Gilles Deleuze, qui, lorsqu'il évoque le concept de monades développé par Leibniz, parle d'un individu subjectif qui est la totalité du monde, mais n'en exprime clairement qu'une petite partie proche de lui, ce que Leibniz appelle un département du monde.
Ces photographies ont été faites au quotidien, sans préméditation ni repérage. J'en revendique le style documentaire. D'autres que moi, Occidentaux vivant en milieu urbain à la fin du XXème siècle, pourront peut-être se reconnaître dans mon rapport à mon département du monde.
Pierre Uhrich.
Paris, septembre 2006.
Jai rencontré Pierre pour la première fois en 1992. Nous étions assis tranquillement dans mon studio à Boston, à parler de photographie, quand il a fini par sortir une boite de tirages.
« Jette un coup dil à ça et dis-moi ce que tu en penses » ma-t-il dit.
Je les ai regardées, longuement. Puis, sur le mode de la plaisanterie, je lui ai dit « Oui, je vois, cest comme Looking for Waldo », ce livre pour enfants où il faut chercher Waldo dissimulé au milieu dune foule de personnages.
Dans ma tête, je pensais surtout que cétait de la foutaise narcissique.
Heureusement, Pierre na pas pris ce que jai dit au sérieux. Il a continué à travailler sur son projet, obstinément, seul.
Quelques années plus tard, jai repensé à ses photos. Jétais en train de tourner le rétroviseur extérieur dune voiture sur un parking, pour vérifier mon image avant un rendez-vous. La révélation fut totale. Javais enfin compris.
En tous lieux, nous nous cherchons nous-mêmes, réfléchis dans les vitres et les miroirs, déformés dans les flaques deau, courant après nos ombres.
Le monde est plein de nos reflets furtifs. Et les images de Pierre sont une variation sans fin de ce je est un autre, que nous tentons de surprendre et qui se dérobe, se fragmente et se réfracte, sentrechoque et se brise sur le cadre et les surfaces du monde. Et, souvent, nous nous sentons aussi seuls et incertains que le Pierre de ces images.
Regardez attentivement. Pierre est un des photographes les plus créatifs que je connaisse, inventant, réinventant, et créant sa vision à l'intérieur de paramètres très étroits. Ces photographies ne sont pas seulement une représentation de lui, mais une vision de nous tous.
Ce sont de vraies images. Et Waldo navait rien à voir là dedans.
Jerry Berndt.
Paris, septembre 2006.
Pierre Uhrich
« Un paysage, cest pareil quun visage »
(Jean-Luc Godard, Deux ou trois choses que je sais delle, 1967)
Pierre Uhrich est photographe. Fragments 1990-2001 est sa première exposition personnelle. Il dit : « Jai appris à regarder par le cinéma » - parole de cinéphile - à Besançon dabord, où, étudiant en physique [1], il court les salles dart et dessais et fait le plein de « classiques » mais aussi de blockbosters. Milieu des années 80, sil monte à la capitale, cest à cause de la cinémathèque. Comme Thierry Jousse, il peut dire : « Cest le Paris dA bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959) que jai dabord voulu retrouver et qui a façonné mes promenades dans la ville réelle Cest par le cinéma que je me suis constitué en habitant des villes » [2]. Né au cinéma avec la fin dune certaine « histoire du cinéma », il appartient à la génération des « derniers héritiers », ceux dont Serge Daney disait quils étaient : « les derniers à avoir vu en chair et en os les Dreyer ou les Lang, quand ils passaient chez Langlois, cest-à-dire chez nous » [3].
Dans ces premières années parisiennes, le cinéma est lîle atlantique du jeune Uhrich, un rêve de « Paysan de Paris » ou de « Nadja ». Lhistoire commence, cest celle dun homme qui après avoir traversé les films de Jean Renoir, Mizoguchi, Kurosawa, John Ford, Cassavetes et de la Nouvelle Vague marche dans une ville où les vitrines des magasins et des cafés et jusquaux miroirs jetés à la poubelle lui renvoient son visage, son corps, sa dégaine solitaire de cinéspectateur (Comolli) venue à sa rencontre, comme les vampires de Murnau. Les photographies de ces Fragments sont lhistoire de cette rencontre.
Les pères fondateurs des Cahiers seront ses « passeurs » : André Bazin laide à prendre conscience de la place de lopérateur et du « point de vue » adopté par le réalisateur, tout en posant la question de léthique (qui sera aussi celle de Serge Daney dans les années Libé-TV), Jacques Rivette lui révèle limportance accordée au visage et Jean Douchet lappréciation du sentiment, de la sensibilité et de la sensation dans le cinéma dauteur, Douchet, sésame de la Nouvelle Vague, dont il suit les séances danalyse de film du lundi soir à la cinémathèque et dont les études fondées sur la place donnée au spectateur et lanalyse de détails parfois infimes se révèlent déterminantes.
Il commence par photographier les rues de Paris comme Godard dans Pierrot le fou, ou le flâneur de Walter Benjamin, un peu à la sauvette (il cite Doisneau). On imagine des images en noir et blanc, avec cette sorte de pulsation, les dissymétries, les mouvements, le bougé, le côté jazzy, les décadrages et ce sens de la durée venus des plans de cinéma.
Cest donc, à peine sorti de la salle de projection, en « spectateur des rues » [4], en marcheur somnambule, le visage ou trop lumineux, encore éclairé et comme surexposé par lécran de cinéma, ou trop sombre, plongé dans une ombre de film noir, quil devient photographe. Le bar quil photographie dans Paris, 1993, comme un Melville et qui fait si fort penser aux films américains des années trente est aussi lendroit préféré des cinéphiles, celui où le film parlé se transforme en images.
Mais sil choisit la photographie, son « cinéma fixe » (selon la formule que Dominique Païni applique à Bernard Plossu) [5], cest, dit t-il, à Denis Roche quil le doit et à lexposition que la galerie Maeght consacre en février 1991 aux photographies réunies dans louvrage Ellipse et laps [6], des images réalisées entre juillet 1972 et août 1990, aux prises avec « lombre douteuse et la lumière approximative » (Samuel Beckett) et dont lécrivain décrit, en manière de « Photolalies » [7] : « la montée des circonstances » comme dans un film.
« Ce jour là, se souvient-il sest produit un basculement, jai compris que des photographies pouvaient exprimer le passage du temps. » Il ne dit pas plus, mais on comprend : avec une puissance expressive, une émotion, un sens de la féerie concrète et du récit, que seuls les films de la cinémathèque lui avaient fait éprouver.
Une image, particulièrement, retient son attention, celle du « mardi 11 juin 1985 » que Denis Roche réalise à Cologne, et dans laquelle on voit lécrivain savancer vers le graffiti bombé sur un mur dimmeuble dun squelette à lair goguenard, les pieds posés sur le sol, fermement décidé à lui barrer le passage de ses bras écartés. Dans la série de photographies consacrée à lautoportrait du photographe écrivain en couple, Uhrich est surtout frappé par le plan séquence où Denis Roche enregistre successivement lapparition et la disparition du modèle, livrant ainsi, peut-être, la meilleure définition de son travail actuel : « une disparition qui apparaît ». Disparition qui hantera les images quil réalise de paysages où lombre du photographe se dessine comme en surimpression (Juan-les-pins 1993, à Amiens 1994 ou Rockport 1994) ou derrière la liste des noms gravée sur la vitre du monument aux morts de la guerre du Vietnam dans Washington 1994.
Les Fragments dun autoportrait [8] quil réalise depuis lors, avec son Leica M6 (lappareil fétiche dune certaine « histoire de la photographie » moderne que beaucoup, aujourdhui, proclament un peu vite achevée, comme le soin apporté aux « épreuves aux halogénures dargent virés au sélénium » tirées magnifiquement par Jerry Berndt) portent lempreinte de cette révélation : la photographie peut dire le temps. Quand bien même il sagit de fragments ce sont, dit-il, de ses images, des « fragments de mon existence », des clichés dune vie elle-même fragmentée entre le laboratoire du physicien et son « activité intermittente » de photographe, sans rapport avec son autre vie.
Lautoportrait aurait alors pour fonction, de représenter lautre métier, celui de son double ou Le métier des autres [9], celui dun revenant, dun anonyme remontant dun autre pays ou dun autre paysage et vérifiant dans son visage spectral létendue des détours par lequel il dut passer pour rencontrer sa propre image. Laquelle, on le sent bien lui est aussi familière et aussi étrangère que le paysage où elle vient à disparaître et doù elle refait surface. Il dit de ses voyages : « Cest un concours de circonstances auquel je reste toujours un peu étranger » et des lieux de ses photographies : « ce sont des endroits où je me suis transporté moi-même » mais aussi « des moments pendant lesquels je me retrouve moi-même » comme sil sagissait dun autre, ou de lautre, lhomme en voyage professionnel, lhomme toujours déplacé comme Chaplin ou Monsieur Hulot, comme si la photographie avait le pouvoir de filmer cet autre, cet « autoportrait à moi » disait doublement Van Gogh, ou ce « corps habillé » que Kafka avait décidé denvoyer à sa place assister aux Préparatifs de noce à la campagne.
On songe ici bien sûr à lhéritage américain dAtget (à qui bien des vitrines dUhrich font penser), à Walker Evans (mais sans linvestissement sociologique du photographe de la FSA) à son goût pour la frontalité et à sa fascination pour limage dans limage (de la carte postale aux enseignes et aux affiches de pub en passant par la photo anonyme) et à Robert Frank pour qui les photos étaient aussi : « des objets étranges, à moitié ensevelis, venus dun autre temps, des objets doués dune curieuse résonance, porteurs dinformations, de messages souhaités ou non, réels ou non. Des objets qui dérangent, qui racontent, qui font le mort et qui souvent justifient lintérêt quon leur porte.» [10]. Et parfois aux vitrines et aux rétroviseurs de Friedlander.
Dans Paris 1999, un personnage sévanouit dans un halo lumineux : la nuit, les écrans, les vitesses, le paysage sonore (le jazz de Miles, Coltrane, Texier), les lumières de la ville lauront rattrapé. A Toulouse, une nuit (Toulouse 1998), il réalise un autoportrait sur fond de façade dimmeuble, la tête tranchée par une ligne de séparation entre deux reflets, comme ces portraits à l étal dune boucherie, dans cette « zone dindécision objective » que traquait Francis Bacon. Dautres images barrées par une oblique - Paris 1994 (2) - ou une traversée de lignes photographiées à toute vitesse dans le train de Reims-Paris 1993, citation possible de Through the Train Window, 1950 dEvans ou des photos de voyage en train de Plossu - mettent en scène les empêchements du photographe, comme autant dautorisations détournées, autant dentailles, autant de lignes de rencontre ( lignes graphes, lignes croisillons, lignes miroir brisé, lignes néons) entre le paysage et le photographe .
Souvent, ses autoportraits sont vus à travers un écran qui sert à la fois de surface de projection et de grille. Dans Paris 1991, lopérateur apparaît derrière un quadrillage, ou dans Paris 1997, reproduit en plusieurs exemplaires dans les miroirs ovales dune boutique. Tout se passe comme si gêné par la présence toujours excessive de son personnage, la fragmentation, leffacement ou la multiplication de limage délivrait le photographe de sa domination. La vitrine, lombre portée, les divers écrans quil interpose entre son modèle et lui, les rétroviseurs ou les miroirs brisés sont là seulement pour rendre moralement acceptable la prise de vue et desserrer la photographie de son emprise.
Cest dans cet estrangement cinégénique, ce battement intime entre présence et absence, visage et paysage, film et photographie, écran et miroir, moi-même et lautre (le physicien et le photographe) que se tiennent, spectralement, les autoportraits de Uhrich.
Joubliais : une de ses musiques préférées sappelle : Mosaïc Man.
Xavier Girard
Marseille, décembre 2006.
[1] La physique qui le conduira au laboratoire de lObservatoire de Paris, chargé de recherches sur la mesure du temps.
[2] Thierry Jousse, La ville au cinéma, encyclopédie, sous la dir. de Thierry Jousse et Thierry Paquot, Cahiers du cinéma p. 9
[3] Serge Daney, Devant la recrudescence des vols de sacs à main, entretien avec Philippe Roger, Aléas, 1991, p. 108
[4] idem, comme le dit bien Jean-Louis Comolli, in Du promeneur au spectateur, p. 29.
[5] Dominique Païni, Les lois de laccommodation, in Le cinéma fixe ? Bernard Plossu, Ecole des Beaux-Arts de Rouen, 2202
[6] Denis Roche, Ellipse et laps, préface dHubert Damisch, Maeght éditeur, Paris, 1991
[7] « Jappelle « photolalies » cet écho muet, ce murmure de conversation tue qui surgit entre deux photographies, très au-delà du simple vis-à-vis thématique ou graphique », Denis Roche, Photolalies, p. 5
[8] Titre que le photographe avait dabord donné à lexposition en insistant sur larticle indéfini. Comme la danseuse de Mallarmé ou le héros des Fragments narratifs de Kafka, le visage dUhrich en photographe nest littéralement personne mais un écran de projection, une ombre portée, un paysage.
[9] Titre dun ouvrage de Primo Levi (Folio) dont Uhrich a choisi de reproduire un passage à lentrée de lexposition.
[10] Robert Frank, Photopoche, CNP, Paris 1983, Jaimerais faire un film
Fragments 1990-2001
Pierre Uhrich
Photographies
Galerie Dukan&Hourdequin
83 rue dAubagne, 13001 Marseille
30 novembre 2006 - 20 janvier 2007.